• En France, les animaux sont encore... des meubles

    Un chien n'est pas une chaise. Une évidence ? Ce n'est pourtant pas ce que considère notre Code civil, pour lequel, depuis Napoléon, les animaux sont inscrits dans la catégorie des biens. Et plus précisément des "biens meubles", objets qui, par leur nature, "peuvent se transporter d'un lieu à un autre".

    De plus en plus de personnes réclament une réforme de ce statut. D'où un projet d'avis, proposé par le président de la Ligue de protection des oiseaux, Allain Bougrain-Dubourg, qui a été validé en avril 2011 par le Conseil économique, social et environnemental (CESE). Mais las ! Bien qu'adoptée à l'unanimité par la section environnement, puis validée par le bureau du CESE, cette saisine a été stoppée net, mercredi 25 avril, en raison des violentes tensions qui se sont progressivement instaurées entre naturalistes d'une part, et représentants des chasseurs, pêcheurs et agriculteurs d'autre part.

    "La pression des lobbies a été si forte qu'elle a rendu tout débat impossible sur ce sujet éthique, au point que nous avons dû nous résoudre à faire voter, au sein même de la section environnement, sur la poursuite ou non de la saisine. A une voix près (14 contre 13), celle-ci a été rejetée. Depuis que le CESE existe, cela n'était jamais arrivé!", s'indigne M. Bougrain-Dubourg. "Si l'on ne peut pas réfléchir sereinement à des questions de ce type dans une assemblée démocratique comme celle-là, où pourra-t-on le faire ?", s'inquiète Anne-Marie Ducroux, présidente de la section environnement, qui a dû se résoudre à organiser le vote.

    PREMIER MASTER EN DROIT ANIMAL

    En dépit d'une proposition de loi déposée, le 3 avril, par le député Jacques Remiller (UMP), demandant à ce que les animaux soient reconnus dans le Code civil comme "des êtres vivants doués de sensibilité", le temps ne semble donc pas venu de voir s'engager cette réforme.

    Est-ce pour cela, entre autres, que l'enseignement du droit animal reste si peu développé en France ? Moins qu'en Espagne et que dans les pays anglo-saxons (Royaume-Uni, Canada, Australie), et bien moins encore qu'aux Etats-Unis ? L'université Lewis & Clark de Portland, dans l'Oregon, vient d'annoncer le lancement, à l'automne 2012, du premier master au monde exclusivement consacré au droit animal. Et le pays dans son ensemble compte quelque 120 universités - parmi lesquelles Harvard et Stanford - proposant des cours dans cette matière.

    "A la suite de la publication du livre du philosophe australien Peter Singer, Animal Liberation, en 1975, un vaste mouvement en vue de la reconnaissance de droits en faveur des animaux s'est développé en Amérique du Nord", explique le juriste Jean-Marc Neumann, qui tient un blog exclusivement consacré à ce sujet (Animaletdroit.blogspot.fr). "Par sa nouveauté, son inégalable richesse résultant de sa transversalité [le droit civil, le droit pénal, le droit de l'environnement, le droit administratif, le droit constitutionnel sont concernés], son originalité, l'apport de notions philosophiques et éthiques, ses opportunités nouvelles de carrière, le droit animal attire, aux Etats-Unis, de plus en plus d'étudiants", énumère M. Neumann.

    Si Lewis & Clark reste pour le moment la seule université anglo-saxonne à proposer un master dédié à cette discipline, beaucoup d'autres (Melbourne en Australie, Northampton au Royaume-Uni) ont développé des masters en bien-être animal, qui intègrent dans leurs programmes des cours de droit animal. Une tendance que l'on retrouve jusqu'en Catalogne, où la faculté de droit de l'Université autonome de Barcelone a lancé, en octobre 2011, un master interdisciplinaire intitulé "Droit animal et société".

    Et en France ? Rien ou presque. La faute à Descartes, et à sa philosophie de l'animal machine ? Un peu, sans doute. Mais pas seulement. "Dans le discours philosophique moderne, l'animalité est toujours définie de manière négative, privative, comme un ensemble de manques : comparé à l'homme, l'animal sera dénué d'âme, de raison, de conscience... Au-delà du domaine savant, cette vision privative se retrouve aussi dans nos pratiques. Et ce qui régit nos pratiques, ce sont, pour beaucoup, les législations", remarque Florence Burgat, philosophe au Centre de recherche Sens, Ethique, Société (CNRS-Université Paris-Descartes) et spécialiste de la question animale. Ce qui nous ramène au Code civil, et à la catégorie des biens mobiliers.

    LES ANIMAUX SONT-ILS DES CHOSES ?

    Jean-Pierre Marguénaud, juriste universitaire à la faculté de droit de Limoges et directeur de la Revue semestrielle de droit animalier, en est persuadé : si l'application des peines relatives aux délits de cruauté reste négligeable dans notre pays, et si l'enseignement du droit animal y est encore embryonnaire, c'est en grande partie à ce statut juridique qu'on le doit. "Il y a en France des textes protecteurs des animaux qui sont assez avancés. Mais les mêmes dispositions protectrices ne seront pas interprétées avec la même force, la même ampleur et la même efficacité dans un système qui continuera à dire que les animaux sont des biens meubles, que dans un système où on a affirmé le contraire", déclare-t-il. En Suisse, depuis le 1er avril 2003, une disposition du Code civil affirme expressément que les animaux ne sont pas des choses.

    Le futur chef de l'Etat français ouvrira-t-il une réforme similaire ? Et notre pays restera-t-il encore longtemps à l'écart de l'essor que connaît dans le monde entier l'enseignement du droit animal ? Le vent pourrait tourner. Ainsi l'épreuve écrite de l'agrégation externe de philosophie, qui se déroulait le 21 mars, portait cette année sur le thème de l'animal, une première. "C'est un détail, mais quand on sait à quel point le milieu académique est resté longtemps fermé à ces questions, il a son importance", note Mme Burgat.

    Autre signe annonciateur : M. Marguénaud, qui s'est récemment rendu à l'université de Barcelone, en est revenu avec quelques dépliants sur le nouveau master "Droit animal et société". "Quand j'ai retrouvé à Limoges mes étudiants en droits de l'homme, ils se sont véritablement rués dessus", raconte-t-il. La preuve, à ses yeux, que cette question "est véritablement devenue une question de société, et non seulement de lobbies socio-professionnels".

    Catherine Vincent in "Le Monde"

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